LE COIN DE L’HISTOIRE
- Obscurantisme en Haïti (suite et fin) par Charles Dupuy
« Il n’est plus possible de continuer à maintenir en Haïti la coexistence côte à côte d’une petite bourgeoisie instruite, élégante, raffinée et d’une immense masse populaire en guenilles, ne sachant ni lire ni écrire et plongée dans la superstition ».
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- Louis Borno, président d’Haïti (15 mai 1922-15 mai 1930)
Fabre Nicolas Geffrard : Peu après la signature du Concordat entre le Vatican et la République d’Haïti, de nombreux ecclésiastiques originaires de Bretagne arrivaient au pays pour exercer leur apostolat missionnaire, évangéliser les masses, mais aussi pour abominer le paganisme africain, combattre le vaudou, l’idolâtrie et les «survivances primitives». En 1865, l’archevêque de Port-au-Prince, Mgr Testard du Cosquer, fondait le Petit séminaire Collège Saint-Martial qu’il confia aux pères du Saint-Esprit. À la même époque, débarquaient les Frères de l’Instruction Chrétien ne, les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny bientôt suivis des Filles de la Sagesse qui, dans tous les diocèses, s’engageront dans des tâches de bienfaisance, ouvriront ces prestigieuses institutions d’enseignement où allaient se former les élites haïtiennes.
Notons que cet enseignement, fortement inspiré des programmes scolaires français, soumettait l’élève aux punitions corporelles, aux coups, le gavait de connaissances par la mémorisation forcenée, voulait forger son caractère par les travaux de l’esprit et la connaissance des lettres classiques. Délaissant les disciplines techniques et les sciences pratiques, cette éducation donnait la priorité au droit, aux sciences sociales et à la littérature. Infatué de ses mérites scolaires, l’Haïtien se vantera toute sa vie de ses bonnes notes pour n’avoir appris bien souvent qu’à développer la dissertation académique et à mépriser le travail manuel.
Lysius Félicité Salomon : Le président Salomon introduisit une politique de formation des cadres, recruta des instructeurs européens pour l’École militaire et engagea une mission pédagogique d’éducateurs français. Ces professeurs français devaient former toute une génération de brillants intellectuels dont deux des plus connus s’affronteront aux élections présidentielles de 1930, Seymour Pradel et Sténio Vincent.
Florvil Hyppolite : C’est le président Florvil Hyppolite qui fit voter les crédits nécessaires à l’établissement des écoles primaires dirigées par les Frères de l’Instruction chrétienne de La Mennais. Il fonda ces écoles dans tous les centres importants et tant qu’il y eut assez de maîtres pour en assurer la bonne marche. Com prenons qu’à l’époque la Fran ce chassait les religieux catholiques qui trouvèrent refuge en Amérique, particulièrement au Canada et en Haïti.
Nord Alexis : En 1907, Nord Alexis fondait à Turgeau la première école d’agriculture d’Haïti. C’est sous sa présidence que l’on fonda le lycée de Jérémie qui porte son nom, l’école professionnelle pour jeunes filles, Élie Dubois, que l’on construisit les nouveaux bâtiments du lycée Pétion et de l’École de Médecine, et c’est sous son gouvernement enfin que le ministre de l’Instruction publique, M. Thrasybule Laleau, organisa les premiers examens officiels du baccalauréat d’études secondaires.
Cincinnatus Leconte : Pour former son gouvernement, le président Leconte réunit autour de lui toute une équipe de gestionnaires chevronnés et très réputés pour leur expérience des affaires. Il confie les ministères de la Justice et Instruction publique à Tertulien Guilbaud qui procède à une réforme de l’instruction publique et à la mise en activité des lois scolaires votées sous Nord Ale xis. Il crée les premières écoles normales d’instituteurs et une caisse de retraite des enseignants.
Michel Oreste : Premier président civil à parvenir au pouvoir depuis l’indépendance en 1804, Michel Oreste entendait « soulever le lourd couvercle d’ignorance sous lequel un siècle d’incurie à emprisonné la pensée du peuple ». Le 4 août 1913 il signait une convention avec le clergé catholique pour la création d’écoles presbytérales dans les paroisses rurales. Sa loi du 24 août 1913 créait à Port-au-Prince une école normale d’instituteurs et une école normale d’institutrices.
Sudre Dartiguenave : Après le débarquement des Américains en 1915 et sous prétexte d’imiter leurs très efficaces méthodes, le nouveau ministre de l’Instruction publique, le docteur Léon Audain, (il avait étudié la médecine en France!) prenait la scandaleuse initiative de fermer tous les établissements secondaires du pays à l’exception du seul lycée de la capitale. Pour s’expliquer, le ministre Audain proclamera qu’aucune nation du monde n’offrait, comme Haïti osait se le permettre, la gratuité des études primaires, secondaires et supérieures à sa jeunesse, et qu’il fallait mettre un terme à ces combien trop dispendieuses libéralités. Le ministre promit d’ouvrir beaucoup d’écoles primaires à travers tout le pays… mais il n’en fera naturellement rien en prétextant ne point disposer des fonds nécessaires à leur construction. Cette décision obscurantiste et rétrograde n’inquiéta pas outre mesure les élites cultivées qui, à l’époque, redoutaient par-dessus tout l’engorgement des facultés d’études supérieures, droit et médecine en particulier. Haïti n’au ra jamais eu si peu d’écoles pour autant d’enfants sur son territoire.
Louis Borno : C’est sous la présidence de Borno que l’on inaugura les premières écoles professionnelles du pays. Après l’inauguration de l’École centrale d’agronomie de Damien par le président Borno, Charles Moravia, le directeur du journal Le Temps, un organe de l’opposition, considéra que c’était dilapider l’argent de l’État que de consacrer une aussi belle construction à l’instruction des paysans. « Il faut fermer Damien, disait-il, il va à la République comme un faux col à un chat ». On retiendra enfin que, bien ironiquement, c’est la grève des étudiants de Damien qui coûtera sa réélection au président Borno et entraînera son départ.
Sténio Vincent : Présenté comme le « protecteur intraitable des masses prolétaires » par les flagorneurs, Vincent n’était pas moins habité par des idées libérales généreuses et des sentiments magnanimes. Ce diplômé de l’École des Chartes de Paris inaugurera ainsi les premières bibliothèques publiques au pays, institua les Écoles centrales des arts et métiers, la Maison de rééducation et l’Œuvre des enfants assistés. Signalons toutefois que Dumarsais Estimé, son ministre de l’Instruction publique, dirigera les fameux examens du baccalauréat de 1938 où, sur les 190 candidats, dix seulement furent reçus. L’hécatombe ne fut d’ailleurs pas moins sanglante aux épreuves du certificat d’études primaires. Alors que des résultats affichant un taux de réussite aussi scandaleusement bas, auraient provoqué des émeutes dans la plupart des pays civilisés, l’élite port-au-princienne, évoquant l’engorgement des facultés de droit et de médecine, salua la sévérité exemplaire du ministre Estimé qui acquit du même coup une très enviable réputation « d’homme sérieux » et dans lequel on voyait même déjà un éventuel président de la République. Rien n’a changé depuis, puisque aujourd’hui encore, on évoque ces fameux examens, tenez-vous bien, comme « des examens de référence!»
En conclusion : Au cours des années 1880, alors qu’il était ministre représentant des États-Unis en Haïti, Frédéric Douglass se lamentait en constatant que le tiers du budget de l’État haïtien était consacré à l’Armée alors que seulement un très maigre 16% était dévolu à l’éducation. C’est cette même mentalité obscurantiste et rétrograde qui prévaudra d’un président à l’autre, d’un gouvernement à l’autre, d’un exercice budgétaire à l’autre. L’instruction publique, l’éducation restera la parente pauvre et délaissée à chaque exercice budgétaire. Ainsi, par exemple, le mercredi 22 août 1984, le ministre des Finances, M. Frantz Merceron, et celui du Plan, M. Yves Blanchard, présentaient le budget pour l’exercice 1984-85 aux parlementaires. Sur une enveloppe d’un milliard quatre-vingt millions de gourdes, le gros des sommes allouées revenait aux ministères de l’Intérieur et de la Défense nationale tandis que ceux de l’Agriculture et de l’Éducation se partageaient les miettes. Voici les chiffres: 96,180,000 gourdes à l’armée, 89,500,000 à la Santé, 40,666,000 au ministère de l’Intérieur, 32,777,000 à celui de l’Information et un maigre 32,475,000 au ministère de l’Agriculture. (Signalons ici que Frantz Merceron est mort au volant de sa voiture, à Paris, en 2005, foudroyé par une crise cardiaque alors qu’il attendait sous un feu rouge.)
Selon l’ambassadeur Daniel Supplice, 44,610 étudiants haïtiens fréquentent les universités dominicaines, (aujourd’hui on parle plutôt de 60,000) autrement dit, il y a cinq fois plus d’étudiants haïtiens inscrits dans les universités dominicaines qu’il s’en trouve dans les universités haïtiennes. Toujours selon l’ambassadeur Supplice, des milliers de petits haïtiens traversent la frontière chaque matin pour aller à leur école primaire qui se trouve en République dominicaine et revenir chez eux dans l’après-midi. Aux dernières nouvelles, le nombre de jeunes haïtiens qui traversent la frontière afin de poursuivre leurs études continue d’augmenter et rien ne permet d’augurer une prochaine baisse de la tendance.
De génération en génération, Haïti devra subir cette même politique obscurantiste et rétrograde. La volonté d’instruire le peuple n’est pas et n’a jamais été une priorité dans ce pays pour les élites cultivées et où tous les prétextes sont bons pour refuser le pain de l’instruction aux masses populaires. On ne peut expliquer autrement les trop lents progrès de l’éducation publique dans le pays, les taux scandaleusement bas de scolarisation et l’analphabétisme généralisé de la population.
C.D. (514) 862-7185 coindelhistoire@gmail.com
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur (New York) VOL. LI No. 6, édition du 10 février 2021, et se trouve en P. 3 à : http://haiti-observateur.org/wp-content/uploads/2021/02/H-O-4-fev-2021.pdf