RAOUL GUILLAUME S’EST ETEINT, « Haïti a perdu un trésor » par Louis Carl Saint-Jean

RAOUL GUILLAUME S’EST ETEINT, « Haïti a perdu un trésor » par Louis Carl Saint-Jean

La musique populaire haïtienne a connu ses lettres de noblesse indiscutablement à l’avènement au pouvoir, en août 1946, de l’Honorable Dumarsais Estimé. En effet, à partir de cette date, et jusqu’à la chute, en décembre 1956, du général Paul-Eugène Magloire, le firmament artistique de notre pays a vu scintiller toute une constellation de musiciens. Réunis dans un cénacle qui sera baptisé plus tard « La Belle Epoque », la majorité d’entre eux, entièrement acquis à la notion du sublime, allaient se montrer en faveur d’un art haïtien authentique, donc contre le « bovarysme culturel ». C’était d’ailleurs l’appel qu’avait lancé le Dr Jean Price Mars dans son œuvre magistrale Ainsi parla l’Oncle, publiée en 1928.

Nos musiciens, comme ce fut le cas pour nos poètes, nos peintres, nos sculpteurs, nos danseurs, nos dramaturges et d’autres de nos artistes, allaient quêter au tréfonds de leur être le suc de notre terre pour nous amuser et sa sève nourricière pour assurer la sauvegarde et la survie de cette nation, menacée dès sa fondation par toutes sortes de vieux démons. Les Antalcidas Murat, Guy Durosier, Rodolphe « Dòdòf » Legros, Michel Desgrottes, Hulric PierreLouis, Félix « Féfé » Guignard, Edner Guignard, Ernest « Nono » Lamy, Destinoble Barrateau, Murat Pierre et d’autres musiciens allaient nous offrir une musique angélique conçue on dirait au fond d’un rêve délicieux. Ils furent les uns plus brillants que les autres. Cependant, l’un d’eux possédait un je ne sais quoi qui le distinguait sensiblement de ses pairs. Il s’agissait bel et bien de Pierre Joseph Raoul Guillaume, que nous appelions tous Raoul Guillaume ou familièrement Raoul.

Raoul Guillaume personnifiait le rêve et la promesse d’Haïti. Il avait fait corps avec le pays. Tout comme le Polonais ne se conçoit pas sans Chopin, l’Allemand sans Goethe, le Martiniquais sans Aimé Césaire, le Jamaïcain sans Bob Marley, le Français sans Charles Aznavour, le Brésilien sans Pelé et l’Argentin sans Diego Maradona, franchement, je ne peux imaginer notre pays sans Raoul Guillaume. Et pourtant, le dimanche 29 novembre dernier, l’Eternel, l’architecte de la vie, a mis notre pays dans une stupeur blême. À midi trente, en ce jour, il nous a frappés d’un grand deuil, en nous sevrant du génie de Raoul Guillaume.

Franchement, son héritage musical, sa valeur intellectuelle et son immense contribution à l’avancement de notre société ont fait de Raoul Guillaume un être hors du commun. Il fait partie des humains qu’on aurait aimé avoir toujours parmi soi. À un moment où, chez nous, l’horizon se rembrunit chaque jour davantage et où une vague de crainte se répand dans presque tous les esprits, perdre ce bel étalon prend, selon moi, l’aspect d’un autre drame national. Il représentait ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus magnanime qu’Haïti eût pu offrir à l’espérance, ou même à l’espoir.

Pour ma part, je garde le plus beau souvenir de Raoul Guillaume. D’ailleurs, il est le premier musicien haïtien dont j’ai connu le nom et aimé la musique. Je devais avoir cinq ou six ans quand je l’ai vu pour la première fois. C’était un vendredi, peu après midi. Il sortait du magasin de Léon Bordes, au Portail Saint Joseph, tandis que ma grand-mère, qui s’y rendait à chaque fois que ses courses la conduisaient au « Bord-de-Mer », y entrait avec moi, qui revenais de l’école. Ayant connu mon aïeule depuis qu’il était gosse au Morne-à-Tuf, il la salua avec joie. D’un regard, celle-ci me demanda d’ôter mon chapeau « cow-boy » pour faire le même geste. Tandis que cet homme de belle et droite taille me tendait la main, elle m’apprit avec un air de satisfaction: « C’est lui, Raoul Guillaume, le compositeur de Joseph, morceau que tu ne cesses d’écouter. » C’est comme si j’avais rencontré un dieu.

L’homme était tout simplement merveilleux. Dieu l’avait béni d’un caractère bien trempé, qui lui a valu le respect et l’admiration tant de ceux qui ont croisé son chemin que de ceux qui l’ont simplement admiré de loin. Paul Choisil, musicien de bon goût, s’est ainsi lamenté : « Quelle perte ! Quelle tristesse ! Nous venons de perdre un trésor national, un Haïtien digne de notre respect et de notre gratitude. Il a été une référence pour l’histoire et la représentation de notre musique. » Pour Presler Julien, fils de l’ancien contrebassiste Dieudonné Julien : « Le départ de Raoul Guillaume allonge la liste des pertes irréparables enregistrées dans la culture haïtienne. Nos légendes s’en vont et il n’y a personne pour les remplacer. »

Au début du siècle dernier, Georges Clémenceau déclarait : « Une vie est une œuvre d’art. Il n’y a pas de plus beau poème que de vivre pleinement… » On dirait que le grand homme d’État français avait fait cette déclaration juste ment pour définir Raoul Guillaume, ce « trésor national » comme l’a si bien appelé son émule, le brillant saxophoniste Paul Choisil. Pour mieux comprendre l’œuvre artistique et la contribution immense de cet homme génial à l’avancement de notre société, je pense nécessaire de jeter un petit coup d’œil sur son arbre généalogique.

Raoul Guillaume a des liens directs avec les Simon-Sam, originaires de la Grande-Rivière-du Nord, l’une des familles de l’aristocratie du Nord. Augustin Simon-Sam (1794 – 1886), le premier relaté par nos historiens, était l’un des hommes les plus riches de son temps. Il avait engendré une cinquantaine d’enfants naturels et légitimes. Influent, parmi d’autres postes, il était « sous-lieutenant en 1818…, commissaire chargé de la comptabilité de la maison militaire du roi Henry Ier». (Référence : Dictionnaire bio graphique des personnalités politiques de la République d’Haïti, par Daniel Supplice). Plus tard, il a été élevé au rang de duc de l’Acul-du-Nord. Rappelons que l’un de ses fils, Augustin Tirésias Simon Sam, présidera aux destinées de notre nation du 31 mars 1896 au 12 mai 1902.

L’un des frères d’Augustin Simon Sam s’appelait Guillaume Simon-Sam. Ce dernier avait également une abondante progéniture. Pour une raison qui n’a jamais été révélée, il avait donné le patronyme de Simon-Sam à certains de ses enfants et celui de Guillaume, son prénom, à d’autres. Parmi ces derniers, nous en signalerons deux : Villbon Guillaume et Grand-Jean Guillaume. Le premier, mort à l’âge de 36 ans, a laissé plusieurs orphelins : Jean Simon Guillaume, le vrai nom du président Vilbrun Guillaume Sam, Arianne Guillaume Sam, Etienne Guillaume Sam, etc.

Le second, Grand-Jean Guillaume, était un intellectuel de belle eau. Vers la fin du XIXe siècle et au début de la prochaine décennie, il était l’un des principaux parlementaires haïtiens, avec Brutus Saint Victor (grand-père de mon ancien professeur de mathématiques Edner Saint Victor). Excellent clarinettiste et poète à ses heures perdues, Grand-Jean Guillaume avait fait une bonne partie de ses études classiques en France. À son retour en Haïti, il s’installa d’abord à la Grande-Rivière du Nord et fonda un orchestre philharmonique avec Louis Firmin Blot.

Bientôt, il se fixe à la rue des Miracles, à Port-au-Prince (en face des Saint Victor) et épouse Arian ne Guillaume Sam, sa cousine germaine. S’installant plus tard au 40, rue Lamarre, ils ont eu plusieurs enfants. Les deux connus furent l’aîné L.J. S. Fernand Guillaume et le benjamin Sieyès Guillaume. Il est bien de noter que selon certains, ce dernier serait le neveu du parlementaire qui l’avait adopté comme son fils à la mort de son jeune frère.

En août 1902, L.J. S. Fernand Guillaume s’éteint quelques jours avant ses 18 ans. Peu après, Sieyès Guillaume est envoyé en France, plus précisément à Paris. Il achèvera ses études secondaires au Lycée Hoche, à Versailles. Il les avait commencées au Petit Séminaire Collège Saint Martial. En 1911, après la mort de son père, il regagnera Haïti.

Entre 1920 et 1924, Sieyès Guillaume épousera Francesca Hermantin, Gonaïvienne dont la famille a des origines martiniquaises. Ce couple avait sept enfants : Solange, Raoul, Roland, Yvon, Serge, Marthe et Raymond. Virtuose de la mandoline et de la trompette, Sieyès Guillaume, avec les Emile Chancy, Geffard Cesvet, François Alexis Guignard, Arsène Desgrottes, Félix «Féfé » Clermont, Fabre Duroseau, Arthur Duroseau et quelques autres jeunes de la capitale, fera partie des pionniers de fondateurs d’ensembles de danse «modernes » qui allaient remplacer les groupements formés des musiciens de nos différentes fanfares militaires.

Francesca Hermantin, dame pleine de distinction que j’ai bien connue dans mon enfance, était la sœur d’Elodie Hermantin, femme du pianiste Joseph Dor. Ils furent les père et mère, parmi d’autres enfants, de Ferdinand et de René Dor, les fondateurs, avec Pierre Riché, du Trio des Jeunes. Rappelons, surtout au bénéfice des plus jeunes, que c’est ce groupement qui allait s’agrandir pour devenir, en 1943, le Jazz des Jeunes. André Hermantin, le cousin de la mère des jeunes Guillaume et Dor, fut le premier trompettiste de ce mythique orchestre et un compositeur de meringue carnavalesque de premier ordre. L’on se souviendra qu’André Hermantin a été assassiné en janvier 1961 par les sbires du régime d’alors.

C’est justement du second fils du couple Sieyès Guillaume et Francesca Hermantin Guillaume que nous allons parler – Pierre Joseph Raoul Guillaume. C’est à Port-au-Prince, plus précisément à la rue de l’Enterrement, non loin de la rue Joseph Janvier, le 7 décembre 1927, que celui-ci est venu au monde. Raoul a grandi dans un foyer où les lettres et la musique ont occupé la première place après les préceptes religieux, civiques et moraux. Il a fait ses études primaires et secondaires à l’Institution Saint Louis de Gonzague. Là, il étudiera la musique sous la direction du Frère Marie Léon, le religieux avignonnais qui, deux décennies plus tôt, avait enseigné ce même art à son père à Paris.

Paradoxalement, la musique n’a pas été le premier art à avoir conquis le cœur de l’adolescent. D’abord, à ce sujet, au cours des 317 minutes d’entretien qu’il m’a accordées entre le 18 octobre 2004 et le 31 mai 2009, il m’a dit plus d’une fois: « J’accompagnais souvent mon père dans les ré pétitions du groupe Les Jacobins et plus tard dans certains bals du Jazz Scott à Savoy, à Trocadeo et ailleurs. Parfois, il m’arrivait même de tomber de sommeil pendant que jouait l’ensemble. J’avais alors sept ou huit ans. Cependant, depuis cette époque, c’est la poésie qui me taquinait ».

Dès le début de l’adolescence, l’intellectuel en herbe est un familier des cercles littéraires, artistiques et mondains de la capitale. Dès l’âge de dix ans, il participe à presque toutes les manifestations culturelles offertes par la Mission Patriotique des Jeunes. Le plus souvent, celles-ci étaient organisées à l’Ecole Saint Vincent de Paul, fondée et dirigée par maître Horatius Laventure, à la rue de l’Enterrement, à une dizaine de mètres de la maison qui a vu naître Raoul Guillaume. Excellent diseur, il s’attire l’estime des grands éducateurs et intellectuels tels que L.C. Lhérisson, Horatius Laventure, André Momplaisir, Pra del Pompilus, Vianney Denerville, etc. Il y cotoie des poètes et des lettrés tels que Jean Brierre, Clovis Désinor, Pierre « Roro » Ma yard, Roussan Camille, Félix Morisseau-Leroy, qui l’ont toujours admiré.

Bientôt, son talent de diseur égaiera plusieurs salons et les manifestations culturelles organisées par certaines écoles de la capitale. En effet, c’est en mars 1938, à l’occasion du 80è anniversaire de naissance du brillant lettré Joseph Cadet Jérémie, que Raoul Guillaume s’est manifesté pour la première fois devant un grand public. Il récite, sur la demande de Me. Laventure, quelques strophes d’À la mémoire de Toussaint Louverture du poète Charles Moravia. L’événement a eu lieu à l’Ecole Saint Vincent de Paul.

Un peu plus tard, avec Emerante de Pradines, Martha Jean-Claude et d’autres diseurs, on l’entendra souvent sur les ondes de la HH2S ou de la HH3W dans le cadre des programmes culturels organisés par la Société des lettres et des arts d’Haïti. Ils ne furent pas des diseurs de bonne aventure. Raoul déclamera des vers d’Etzer Vilaire, de Georges Sylvain, de Justin Godefroy, de Damoclès Vieux, etc. Il m’a dit une fois: « Inspiré par ces grands poètes, dès l’âge de treize ou quatorze ans, j’ai commencé à écrire mes premiers vers. »

Raoul Guillaume allait s’orienter ensuite vers le monologue, genre théâtral dont, au début du siècle dernier, le poète Massillon Coicou était le maître incontesté. Quelques années plus tard, Clément Coicou, dit Papa Youtt, et Théophile « Zo » Salnave deviendront des idoles pour la jeunesse port-au-princienne. Ils inspirent Raoul qui, une fois de plus, comme Emerante de Pradines, sera souvent l’invité de l’émission L’Heure de l’Art Haïtien de Clément Benoît.

Toutefois, le démon de la musique le chatouille fort. Il ne peut s’y échapper, car cet art occupait une place spéciale chez les Guillaume qui, au milieu des années 1930, allaient déménager au 240 de la rue du Centre. Plusieurs facteurs allaient contribuer pour de bon à l’engouement du jeune Raoul pour la musique. D’abord, presque tous les jours, se croisent chez lui les musiciens de toutes tendances. Les Jules Héraux, Lyncée Duroseau, Augustin Bruno, Luc Jean-Baptiste et d’autres ténors de la musique savante haïtienne et les Annulysse Cadet, Antoine Hilaire, Antoine Radule, Joseph « Kayou » Franck et d’autres as de la musique populaire se disputent pour partager le temps de Père Guillaume, chef de bureau au Département de l’Agriculture.

Un deuxième facteur de taille al lait inspirer durablement le jeune Raoul Guillaume. Entre 1936 et 1937 (il a neuf ou dix ans), l’immortel et génial compositeur Augustin Bruno vient habiter près de chez lui, à la rue du Centre. Celui-ci, tant pour ses bonnes manières que sa virtuosité musicale, devient l’idole de tous les gens du quartier : enfants, adolescents, adultes et, surtout, les aspirants musiciens. Le maestro défunt m’a toujours raconté: «Mes cousins Ferdinand et René Dor et moi passions des heures sur la galerie d’Augustin Bruno pour l’entendre pratiquer sa clarinette. C’était un homme de bien. Il nous donnait gratuitement des leçons de musique. En fait, il fut le premier musicien haïtien qui m’a vraiment impressionné et énormément influencé. »

L’heure pour Raoul de s’initier de manière formelle à la musique est enfin venue. Il est en neuvième. On le voit dès l’année scolaire 1937- 1938, à la « La Petite Musique », la classe d’initiation à la musique à l’Institution Saint Louis de Gonzague. Sous la direction du Frère Marie Léon, il apprend la lecture musicale, le solfège et l’harmonie. L’année d’après, il s’essaie d’abord à l’alto, puis se tourne vers le saxophone alto, dont il fera son instrument de prédilection. En 1940, il était déjà admis à « La Grande Musique », la salle où se tenait la répétition de la fanfare de cette école où il a fait ses études primaires et secondaires.

Raoul Guillaume était un homme admirable, partisan d’une société juste. En dépit de sa position sociale favorisée, il a toujours été proche du peuple défavorisé, marginalisé et ostracisé depuis le parricide perpétré le 17 octobre 1806 au Pont-Rouge. Il peut répéter avec fierté cet aveu sincère de l’immortel poète martiniquais Aimé Césaire : « J’ai baigné dans le sort peuple. J’ai passionnément aimé le peuple. Je l’ai aimé physiquement. Je l’ai aimé dans ses poèmes. Je l’ai aimé dans son folklore, et dans ses mots aussi» Comme les Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Yvonne Hakim (future Rimpel), René Depestre, Anthony Phelps, Carl Brouard, Magloire Saint Aude, Lina Mathon (future Fussman, puis Blanchet), Gérald Bloncourt et d’autres jeunes aisés de notre société, de très tôt, Raoul Guillaume a cherché à communier avec ses frères. Futur travailleur de l’esprit, il a donc cru en ce cri de Mao : « Seul le peuple est artiste!» et en celui de l’ancien président Leslie François Manigat : « Le peuple est le vrai détenteur de la culture haïtienne ».

Et comme, très jeune, Raoul Guillaume a charnellement aimé cette merveilleuse culture haïtienne! Bientôt, il sent que l’instruction qu’il reçoit du Frère Léon, bien que solide, nécessaire et utile, est incomplète. Il en manquait, selon lui, ce qu’il y a de plus essentiel : la connaissance de la culture populaire de son pays. Il commence alors à se rebeller contre un système qui aurait fait de lui ce que, plus tard, Frantz Fanon appellera « peau noire, masques blancs ». Bien que sensible à la musique de Bach, de Beethoven, de Mozart et des autres géants de la musique occidentale et à la poésie de Lamartine, de Vigny et de Victor Hugo, son âme haïtienne réclamait vivement la musique faite par les Annulysse Cadet, Albéric Samedi, Hubert François et saluait le génie poétique des artistes « intouchables » dont l’histoire n’a su retenir les noms.

Dès l’âge de 15 ou 16 ans, en pleine campagne anti-superstitieuse, comme presque tous ses jeunes camarades du Morne-à-Tuf – les Baron, les Malette, les Prophète, les Bartoli, les Sabala, les Erié, les Bouchereau, etc. ―, Raoul Guillaume refuse de rejeter notre folklore. Alors, il commence à fréquenter les « bals criminels » organisés chez Miracule Joseph au Portail Saint Joseph ou chez Hermann Petit-Homme à Lakou Bréa et à d’autres endroits de nos quartiers populaires. Là, au son de « jazz endiablés » et des tambours indescriptibles de Raymond « Ti Roro » Baillergeau, de Labbé, de Pipirit et d’autres artistes anonymes, il danse à cœur joie des morceaux populaires tels que L’Amiral, Twou Panno, Kay Madan Bruno, Madan Minan Tèt Ko kolo, Pye-m pa touche tè, Balanse Yaya, etc. Et ce furent justement ces deux expériences diamétralement opposées – les études musicales à Saint Louis de Gonzague et les divertissements populaires – qui allaient influencer plus tard l’œuvre magnifique, impeccable et irréprochable de Raoul Guillaume.

L’univers musical de Raoul Guillaume est maintenant plus élargi. Il évolue comme saxophoniste alto à la fanfare de son institution scolaire. S’il joue à côté des Ernest « Nono » Lamy, Roger Savain, Serge Lebon et d’autres devanciers, Guy Durosier, son benjamin de cinq ans, est celui qui deviendra son complice musical. Sur ce, je préfère laisser parler le maestro lui-même: « À l’Institution Saint Louis de Gonzague, il nous était interdit de faire de la musique populaire. Or, Guy et moi aimions ce genre de musique, en particulier la meringue haï tienne. Nous avions pris l’habitude de nous échapper à la vigilance des Frères pour aller plaire aux jeunes filles de l’école Sainte Philomène dirigée par les sœurs Dupé, en jouant des airs du terroir… C’est à partir de cette période que Guy et moi avions commencé à nous adonner à la musique populaire. » (Entrevue de Louis Carl Saint Jean, LCSJ, avec Raoul Guillaume, Lundi 18 octobre 2004).

Un autre bonheur allait se poindre pour Raoul Guillaume. Vers la même époque – nous sommes en 1944 -, Charles René Saint Aude, clarinettiste de La Musique du Palais et maestro du Jazz des Jeunes (alors un sextette), vient habiter presque en face des Guillaume, toujours à la rue du Centre. Dans les salons du maestro-militaire, se tiennent les séances de répétition de ce groupe. Raoul Guillaume m’a souvent dit : « J’assistais à presque toutes les séances de répétition du Jazz des Jeunes. Cela m’avait permis de me familiariser davantage avec la musique populaire et de con naître par cœur le répertoire du Jazz des Jeunes. En plus, je suivais ce groupe un peu partout : chez les Baron, à la rue du Champ-de-Mars, chez les Florus, à la rue de la Réunion, chez les Charlier au Chemin des Dalles, chez Acès Magnan à l’avenue Bouzon, etc. De très souvent, je remplaçais au pied levé à la clarinette le maestro Saint Aude qui s’absentait surtout les dimanches soir pour aller jouer au concert que donnait La Musique du Palais sur le Kiosque Occide Jeanty, au Champ-de-Mars. »

Cette heureuse initiative allait porter ses fruits. Au cours des premiers mois de l’année 1946, Issa El Saieh assiste à un bal du Jazz des Jeunes organisé dans les salons de Mme Démosthènes Brignolle, à l’Avenue Bouzon. Ebloui par le talent du jeune saxophoniste, le maestro petit-goâvien s’informe à son sujet. Apprenant qu’il fréquente Saint Louis de Gonzague, il demande à Serge Lebon, membre fondateur de son orchestre et ami du jeune musicien, de contacter celui-ci. C’est ainsi que Raoul Guillaume a intégré l’Orchestre Issa El Saieh. Il avait remplacé Raymond Mevs, qui, lui, jouait le soprano. Il avait 18 ans et se trouvait en classe de Rhéto.

Le choix d’Issa El Saieh allait se révéler judicieux. À ce sujet, il m’avait confié: « L’intégration de Raoul Guillaume dans mon orchestre a été une bénédiction. En dépit de sa jeunesse, comme exécutant, il s’était montré à la hauteur de saxophonistes chevronnés tels que Victor Flambert et Ludovic Williams. En plus, remarquant son sérieux et sa discipline, bien qu’il fût encore adolescent, je lui ai immédiatement confié l’administration complète de l’orchestre. Et il s’était montré à la hauteur de la confiance que j’avais placée en lui. D’ailleurs, lors que j’avais remis sur pied mon orchestre, c’est chez ses parents que je faisais les répétitions.» (Entrevue de Louis Carl Saint Jean avec Issa El Saieh, Vendredi 10 juin 1994)

  • Fin de la première partie.
  • Louis Carl Saint Jean louiscarlsj@yahoo.com Lundi 30 novembre 2020

Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur (NYC, USA), édition du 16 décembre 2020, VOL. L No. 49 et se trouve en P. 12, 13 à : http://haiti-observateur.org/wp-content/uploads/2020/12/H-O-16-dec-2020.pdf