JEREMIE DE NOUVEAU EN DEUIL
- Nécrologie : Joe Bontemps est parti par Eddy Cavé
Un rapide coup d’œil sur la décennie qui s’achève donne la nette impression que la Grand’ – Anse et sa diaspora sont en train de se dépeupler à un rythme accéléré. Entre le séisme de 2010 et la pandémie de 2020 au cours desquels la région a perdu en un rien de temps un nombre effarant de ses fils et de ses filles, il y a eu en 2017, par la voie naturelle des maladies de toutes sortes, une hécatombe particulièrement éprouvante pour les mondes des lettres, des arts, de l’enseignement, de la médecine, etc.
Coup sur coup, nous avons pleuré durant cette année terrible les écrivains Ghislaine Rey Charlier, Claude C. Pierre, Serge Legagneur, Jean-Claude Fignolé, notre chanteur et compositeur favori Malou Clédanor, la directrice d’école Eddie Saint-Louis, Bobisson Large, le médecin Frantz Bazile. Nous avions à peine repris notre souffle que nous perdions Brunel Pierre à Jérémie, Fritz Clermont à Miami, Daniel Bélizaire à Santo Domingo, pour ne citer que ceux-là.
Au début de 2020, nous avions de bonnes raisons de penser que nous étions entrés dans une période d’accalmie quand la mort a de nouveau violemment frappé à nos portes. La pandémie fit ses premières victimes dans nos rangs à New York, puis à Mont réal et en Floride. Ella faucha ainsi, directement ou indirectement, divers proches déjà fragilisés par des problèmes courants de santé comme le diabète, la tension artérielle élevée, les difficultés respiratoires. C’est ainsi que sont tombés Ronald Verrier, David Étienne, Kepler Auguste, Carlier Guillard à New York, Jean-Éric René à Ottawa, Julio Gauthier à Montréal, Jean-Robert Charlot et Jean-Robert Lestage à Miami, les frères Eddy et Fritzner Vincent, à Palm Coast, en Floride.
Et voilà que, ce lundi 16 novembre en cours, nous apprenons que l’ami Joe, qui quitte habituellement son magasin de Jérémie pour passer une partie de l’année chez sa fille Arnhile à Ottawa, s’est éteint à l’Hôpital général de cette ville des suites d’un malaise cardiaque. Jérémie et sa diaspora sont donc de nouveau en deuil, après avoir perdu cette année cet autre pilier de la vie sociale qu’était le patriarche Antoine Jean.
Comme il m’arrive chaque fois que disparaît une des idoles de ma jeunesse, j’ai été submergé par un flot de souvenirs qui, en fait, appartiennent autant à mon passé qu’à celui de la ville et de sa diaspora. Avec Maurice Léonce, Antoine Jean, Zulmé Polydor, Antonin Compas, le couple Lyse Paret-Carl Cavé, Lucien Lavaud et Alix Félix, le fondateur de Radio Grand’Anse, Joseph Bontemps fils aura été pendant de nombreuses années un des pionniers et un des piliers de la vie sociale de la ville.
Lorsqu’au début des années 1950, Joe revient à Jérémie au terme de ses études secondaires au lycée Louverture, c’est un jeune homme plein d’énergie et d’enthousiasme qui amène dans la ville une vision novatrice de la vie sociale en province. Après avoir vécu dans la Capitale la belle époque de l’inauguration du Bicentenaire de Port-au-Prince en 1949, Joe a arpenté tous les bars et boîtes de nuit à la mode dans cette ville. Il a vu sur la scène du Parc des Palmistes toutes les vedettes internationales du monde du spectacle qui y ont défilé : Célia Cruz à ses débuts, Bobby Capo, le roi du mambo Perez Prado, Bebo Valdes, la Sonora Matancera, Daniel Santos, etc. Faute de pouvoir les inviter à Jérémie, il va y importer leurs rythmes et leurs grands succès.
Fin danseur, séduisant et séducteur, Joe est un passionné de l’harmonica, auquel il m’initia en m’offrant un harmonica à piston. Mais bientôt, il se met à l’accordéon et, sous la dictée de son âme de poète, il écrit de très bel les chansons d’amour qui feront date dans l’histoire de la musique de danse à Jérémie. Au salon ou au balcon de la maison familiale, il assiste en rêvant aux sérénades d’un trio informel composé de ses aînés Aramys Bontemps, Marcel Gilbert et Amiclé Beaugé. Il rêve de créer un vrai groupe musical, ce qu’il fera avec l’orchestre Jérémia au tournant des années 1960.
Mais Joe a également plusieurs cordes à son arc. À part son goût prononcé pour la danse et la musique, ce jeune adulte est un sportif de gros calibre. Il a une musculature parfaite, digne de figurer dans n’importe quel magazine de culture physique. À Port-au-Prince, il a fréquenté assidument le très connu club sportif Héraclès, du Bas-peu-de-Chose, qui rivalisait alors avec un autre club très réputé, celui de Victor Marais, qui se trouvait à la rue des Miracles. En s’installant à Jérémie, il introduit dans la ville le type d’entraînement de ces clubs, ainsi que la méthode du Québécois Adrien Gagnon qu’il recommande à ses jeunes émules.
J’ai alors entre 15 et 16 ans, et je fais carrément le désespoir de mon père, Babal, qui rêve de faire de moi une vedette du football local. Mais il se trouve que je suis trop fainéant pour cela et que je préfère les cerfs-volants, le canotage, les baignades à la Voldrogue et à l’Anse d’Azur. En outre, j’aime mieux regarder les matches derrière la ligne de touche en compagnie des jolies filles du quartier, plutôt que de courir comme un enragé après un ballon qui n’a aucun attrait particulier pour moi.
De guerre lasse, Babal me confie à Joe qui me prend sous son aile dans son studio de conditionnement physique. Libéré de la pression constante des entraînements obligatoires au foot, je me mets à l’école de Joe avec les frères Marcel et Ti-René Laforest, Antoine Jean-Charles, Gérard Thémistocles, Jean Alcide. En très peu de temps, Joe fait de moi une espèce d’athlète qui va même ouvrir son propre club avec les Serge Pierre, Jean-Claude et Guy Samedy, Jean-Arthur et Roger Rouzier, Didier Cédras, mon cousin Vilbrun Azor, etc.
Parallèlement, Joe décide de monter l’orchestre dont il a toujours rêvé et récupère pour cela les vieux cuivres des anciennes fanfares de la ville. Dans cette ville de troubadours, les guitaristes et les tambourineurs ne manquent pas. Mais la ligne des cuivres est très difficile à monter depuis que les Ulysse Clermont, François Cajoux, Oriol Eustache, les frères René, Marc et Félix Philantrope ont déposé leurs partitions. Jean Alcide, Jeannot Magloire et Luc Desroches se mettront avec bonheur et persévérance à la trompette et Gérard Duclermont au saxophone.
En outre, Joe appelle à sa rescousse Benn Chéry et Rosemont Magloire à la guitare, Berthony Picard et Cécil Philantrope comme chanteurs. Pour les percussions, il réunira Loupérou, aux tambours, Anariol Joseph, à la grosse caisse. L’orchestre Jérémia était né. À part le trio Étincelles formé de Gérard Brunache, Millery Joseph et Juno Legagneur, il n’y avait pas de formations musicales importantes dans la ville depuis plus de 20 ans. Joe sera donc à la fois un animateur, un innovateur et un rassembleur.
En 1961, lorsqu’Antoine Jean ferme le club Cigale de Buvette pour inaugurer le Versailles Club, Jérémia est au sommet de sa forme. Joe est solidement installé dans son rôle de maestro et de compositeur et fait la pluie et le beau temps dans la ville.
Dans mes souvenirs de jeunesse, il n’est pas seulement le principal animateur de la vie sociale, mais une sorte de jardinier qui cultive son jardin et crée des pépinières. Et cela tant dans le domaine du sport que dans celui de la musique. Dans la pépinière de la musique, on trouvera le jeune Rosemont Magloire et Cécile Philanthrope, qui ont toujours frayé avec des gars plus âgés qu’eux. Cécil deviendra ainsi le chanteur de charme attitré du groupe, pour le temps que durera son retour, relativement bref, à Jérémie. Jean-Claude (Boyo) Richard fera également son entrée dans la musique en passant à l’école de Joe. Il en sera de même de Jean-Raymond Colas qui portera très haut, avec Hispagnola, la bannière passée aux plus jeunes par la génération de Jérémia.
Une image toujours présente dans les souvenirs du début des années 1960 est celle de Maurice Léonce traversant la piste de Versailles chaque fois que sonne l’heure des amoureux et des popouris de boléros. Il saute alors sur l’estrade, s’empare d’un micro et entonne Un peu d’amour beau coup de peine sous les applaudissements d’un public déjà conquis. Dans la pénombre de la piste de Versailles balayée par la brise du soir qui vient de la mer et le murmure des vagues, c’est un bonheur parfait que l’orchestre déverse sur un public qui en demande toujours davantage.
Dans le domaine plus large de l’animation de défilés de carnavals, c’est de l’initiative lancée par Joe à son retour à Jérémie que sortiront les groupes Aroyo, Hispagnola, Jouventa, Fantaisistes de Jérémie, etc.
Au chapitre du sport, c’est l’impulsion donnée par Joe dans la ville qui produira les beaux athlètes que seront Jean Alcide, Adrien Boncy, Gérard Beausoleil, Ablamith Dussap, etc.
Quand en 1965, je quitte Jérémie pour aller étudier à l’étranger, Joe apparaît à mes yeux comme l’enfant prodigue qui, retourné dans sa ville natale, lui a donné une vie nocturne animée, non plus par des tourne-disques, mais par ses propres formations musicales. Dès lors, la table était mise pour les grandes initiatives qui seront patronnées notamment par Antoine Jean, Arnold Fignolé, etc. On notera que c’est à l’initiative de François Cajoux et d’Oriol Eustache qu’on inscrira par la suite le solfège au programme d’initiation des jeunes Jérémiens à la musique. Ceux-ci sortiront ainsi de la routine traditionnelle pour écrire et déchiffrer des partitions et prendre véritablement leur envol.
Comment terminer cette chronique sans avoir une pensée pour les grands musiciens que cette ville a produits et qui sont pratiquement inconnus des générations montantes. Je pense ici notamment à l’aïeul Alain Clérié, au Dr Albert Hodelin, à Georges Clérié, à Élie Lestage, au Dr Louis Laurent, aux trois frères Félix, Marc et René Philantrope, à André Guilbaud, à Numa Roumer, etc.
Dans la lignée des jeunes musiciens formés dans la fanfare d’Oriol Eustache durant les années 1970 sous la supervision de Michel Nerette, alias « Vanpi », on trouve les jeunes saxophonistes Éric Bourdeau, Hervé Gilbert, Seymour Charles. On y trouvait aussi les très prometteurs clarinettistes Orel et Suzie Eustache, Adrien Fortuné, Ernst Hilaire… Eux tous ont contribué à entretenir la flamme allumée par Joe dans les années 1950. Personnellement, je ne saurais oublier mon ami aux talents multiples Renel Azor, dit Duroseau, qui m’inonde de photos de nos groupes musicaux chaque fois que je suis à court d’images.
Dans son livre La musique et ma vie, le psychiatre jérémien Gold Smith Dorval a dressé un panorama fascinant de la pratique des divers genres musicaux écoutés et pratiqués à Jérémie, du grégorien au rara en passant par le classique, la meringue traditionnelle, le konpa. Au chapitre de la préservation de la mémoire, Gold Smith a réalisé une œuvre colossale. Il a ainsi tiré de l’oubli qui les menaçait un grand nombre de musiciennes, dont Emma Apollon, épouse du juge Sédaster et mère du grand pianiste international de concert Rosny Apollon. On se souviendra aussi de Mme Jules Lestage et de Ti-Renia Aarons Philantrope qui ont initié au piano et au solfège des dizaines de jeunes et animé la chorale de l’église pendant une bonne partie de leur vie active. Leur contribution n’aura pas été vaine et elles ont droit à notre reconnaissance.
Encore une fois, cent fois Merci, mon cher Joe. Que la terre te soit douce et légère !
Eddy Cavé, Ottawa, mercredi 25 novembre 2020.
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 2 décembre 2020 VOL. L No. 47 NYC US, et se trouve en P. 9, 12, 13 à : http://haiti-observateur.org/wp-content/uploads/2020/12/H-O-2-dec-2020.pdf