La mort de Christophe et la chute du Royaume par Charles Dupuy
- LE COIN DE L’HISTOIRE
Le 15 août 1820, le roi d’Haïti arrivait devant l’église de Limonade où il fut salué par la musique militaire, le carillonnement des cloches et les vivats de la foule. Le père Jean de Dieu Gonzalès, l’aumônier de la reine, vint accueillir le roi qu’il invita à entrer pour assister à la célébration du culte. Leurs majestés s’installèrent dans le chœur avec les princesses et l’imposante suite royale. C’est dans cette petite église que le roi allait tomber, tragiquement terrassé par la maladie. Les étonnantes circonstances de la chute de Christophe font partie du trésor de traditions orales recueillies, conservées et transmises au fil des générations. Voici d’ailleurs l’anecdote, telle que magistralement rapportée par Mgr Hillion.
« Le roi Christophe avait l’habitude d’assister à la messe au Cap, le jour de l’Assomption de la Ste Vierge, patronne de la paroisse. En 1820, l’idée lui vint d’aller passer cette fête à Limonade. La reine et les officiers de la cour cherchèrent, mais inutilement, à le faire changer ce projet qui privait de la messe toute la population du Cap. Il répondit à toutes ces observations qui lui furent faites que si Madame la Vierge voulait être fêtée cette année, elle se donnerait la peine de le suivre à Limonade. […] Le P. Jean de Dieu commença la messe, mais après la récitation du psaume Judica me, il pâlit, paraît en proie à une terreur profonde et hésite à monter à l’autel. On dit que ce qui l’effraya, ce fut l’apparition soudaine du fantôme du P. Corneille Brelle que le roi avait fait mourir dans les cachots (*). Exaspéré par les hésitations du P. Jean de Dieu, Christophe s’écria : « Oh ! Diable, canaille, qu’est-ce que c’est ? ». Cette expression lui était, dit-on, familière. Puis prenant sa canne, il voulut se lever, mais il fut aussitôt frappé d’apoplexie et tomba sur le côté gauche». (Mgr. J. M. Jan, Monographie des paroisses religieuses du Cap-Haïtien, 1950, p.61).
Rapidement transporté par les officiers de sa garde sur le perron de l’église, Christophe reçut les premiers soins, que s’empressa de lui procurer son médecin personnel, le Dr Stewart, qui suggéra de transporter le malade sur l’habitation Bellevue-par-le-Roi (Parroi). Le cocher du roi fit alors rembourrer les roues du carrosse pour éviter les bruits et les cahots de la route que l’on avait aussi pensé débarrasser de ses pierres. Une tradition rapporte que, sous le coup de la consternation, les habitants de Limonade, redoutant que le moindre bruit provenant de leur basse-cour puisse être interprété comme un signe de réjouissance, cachèrent leurs coqs et leurs poules sous des paniers afin d’empêcher leurs chants et leur caquetage; bâillonnèrent leurs chevaux pour qu’ils ne hennissent point; et leurs ânes pour les empêcher de braire. Quoi qu’il en soit, après un mois de traitement et de repos, le roi put regagner son château de Sans-Souci.
Le 1er octobre, le 8e régiment de Saint-Marc levait l’étendard de la révolte. C’était pour venger le colonel Paulin incarcéré à la Citadelle pour insubordination envers son chef et irrévérence à l’égard du roi. Le ministre de la Guerre, le général Romain, et le général Guerrier, comte de Mirebalais, assiégèrent la ville et l’auraient même reprise aux mains des rebelles si la nouvelle de l’insurrection n’avait déjà gagné la capitale. Là, le chef de la conspiration, Jean-Pierre Richard, duc de Marmelade, poussa ses chevau-légers à entrer en révolte contre le gouvernement. Tous les dépôts et magasins d’approvisionnement de l’État furent saccagés par les insurgés, tandis que, dans la plaine, on mettait le feu aux plantations du roi. Apprenant que le Cap se révoltait, Romain et Guerrier, qui n’étaient d’ailleurs pas tout à fait étrangers à la conjuration, abandonnèrent le siège de Saint-Marc pour rejoindre Richard. Ce dernier, qui redoutait d’être surpris dans la capitale par des troupes fidèles au roi, avait établi son camp fortifié dans le quartier du Haut-du-Cap.
On a toujours prétendu que Christophe se fit frictionner le corps d’une mixture à base de rhum et de piment « afin de se remonter et se donner la force voulue pour aller, disait-il, montrer son panache au Haut-du-Cap et d’en disperser les insurgés. L’effet momentané de la friction le trompa au point qu’il se crut capable de monter à cheval, mais ses efforts furent vains. Il réintégra ses appartements après cet essai ». (Vergniaud Leconte, Henri Christophe dans l’Histoire d’Haïti, p.424) Toujours est-il qu’à Sans-Souci, dans l’après-midi du 8 octobre, le roi fit sortir sa garde forte de mille hommes qu’il plaça sous le commandement de Joachim Deschamps, duc de Fort-Royal, du prince Victor Henri et de Jean-Baptiste Riché. Hélas, dès que les troupes furent hors de vue du palais, elles se mirent à tirer en l’air et à faire entendre une batterie non réglementaire. La garde se débandait. Christophe assistait à l’effondrement de son pouvoir. Les soldats de sa garde faisaient défection et s’empressaient d’aller retrouver les insurgés au cri de : « Vive le général Richard ! »
« De quelque façon que cette nouvelle lui parvînt, Christophe s’y attendait, nous dit Leconte. Il fit prier la reine et les deux princesses de passer dans sa chambre, il leur exprima les vœux les plus ardents de son cœur en les exhortant au courage et à la résignation. […] Un instant après, une détonation se faisait entendre dans la pièce : Christophe, assis dans son fauteuil, venait de se donner la mort de son pistolet. La balle, selon quelques-uns, avait été tirée au cœur, et selon ce qu’un autre prétend, à la tête, et avait fait jaillir la substance du cerveau. Il pouvait être huit heures du soir. Prézeau et Dupuy n’avaient pas quitté le palais; Christophe avait fait dire à ce dernier : « Sauvez-vous, mon temps est fini ». Ces deux fidèles amis, joints au chevalier de Sévère et à d’autres que l’on n’a pas nommés, entreprirent de suivre les restes du Roi à la Citadelle où l’on eut l’heureuse idée de les transporter […] Christophe avait 53 ans ». (p.425).
La reine et les deux filles prirent nuitamment le chemin de la Citadelle et y arrivèrent aux environs de minuit. Le cadavre du roi avait été placé dans un hamac, que les soldats africains du Royal Dahomet, les dévoués filleuls de Christophe, avaient transporté avec un pieux respect. Le baron Néré, gouverneur de la Citadelle, proposa de monter le corps jusqu’ au faîte de la batterie du Prince royal où on le recouvrit de chaux. Le baron Béliard coupa alors le petit doigt de la main droite du roi et le remit à la reine. Les prisonniers politiques furent libérés par le baron Néré, et ils descendirent du fort, en même temps que la reine Marie-Louise et les princesses. Leconte affirme «qu’il n’y eut aucun autre incident à la Citadelle cette nuit-là, comme on a entendu en faire le tableau». (p.427). Le tableau au quel fait allusion Leconte est celui tracé par Beaubrun Ardouin qui suggère qu’à l’arrivée de la dépouille du roi à la Citadelle, les hommes de la garnison, les prisonniers, les ouvriers et les cultivateurs témoins des révoltantes atrocités commises par le souverain, voulurent précipiter son cadavre du haut de la forteresse dans la ravine de Grand-Boucan où tant d’infortunés auraient péris, dont un frère du président Boyer. La reine, toujours selon Ardouin, ne se serait enfuie que grâce à la protection des quelques dignitaires encore fidèles, en butte qu’elle était aux insultes de la foule. Leconte soutient l’idée que « Beaubrun Ardouin était peu fait pour nous renseigner sur certains hommes de notre histoire, parce qu’il a été dominé trop sensiblement par l’esprit de son clocher et celui du parti de Rigaud. Il devient satirique dès que Toussaint, Dessalines, Christophe et les hommes du Nord arrivent sous sa plume […] Hormis deux ou trois figures qu’il a constituées ses idoles, il n’y a eu personne pour mériter ses éloges». (p.211).
La reine et les princesses furent conduites sur leur habitation de Lambert, un ancien verger colonial situé dans les environs du Cap. C’est là qu’elles rencontrèrent le président Jean-Pierre Boyer qui, pour prendre de court les généraux insurgés contre Christophe, avait précipitamment traversé le pays à la tête de son armée. Avant l’arrivée des troupes républicaines, les princes Eu gène et Victor avaient été assassinés dans la prison du Cap, de même que les derniers fidèles du régime, le baron Vastey, le baron Dessalines, Noël Joachim, Jean-Philippe Daut, Louis Achille et enfin Toussaint, le comte de Ouanaminthe.
Tous les palais, tous les édifices, tous les monuments, qui pouvaient témoigner de la grandeur et de la puissance royale, seront laissés à l’abandon et tomberont en ruine. Sans-Souci avait été saccagé et, à la Citadelle, le Trésor royal n’avait pas été épargné par les brigands. Comme le souligne Leconte, il ne fait aucun doute que « les fonds du Trésor royal de la Citadelle subirent le prélèvement d’une somme qui fut partagée entre tous les chefs de l’insurrection» (p.429). D’après Alain Turnier, «environ 90 % des fonds du Trésor […] avaient été volés par les officiers et les soldats, soit près de onze millions de gourdes. […] Inginac rapporte dans ses Mémoires que les valeurs recouvrées s’élevaient à environ 1,600,000 gourdes. En plus de ces fonds, le gouvernement de Boyer trouva à la Citadelle quatorze millions de livres de café et huit millions de livres de coton qui furent vendus aux commerçants». (A. Turnier, Quand la nation demande des comptes, p.72).
Qu’en est-il vraiment ? Selon Karl Ritter, le président Boyer aurait retiré de la Citadelle un trésor pouvant s’élever à vingt millions de thalers espagnols, soit environ quinze millions de piastres. De son côté, Mackenzie prétend que le roi n’a jamais eu moins de trente millions d’or et d’argent à la Citadelle, que Dupuy lui aurait même affirmé qu’il y en avait pour soixante millions. Retenons que Boyer forma une commission de vérification, dont Guy-Joseph Bonnet fut écarté, parce qu’il entendait, dit-il, dans ses Souvenirs historiques, faire peser et encaisser l’or et l’argent avant de les expédier à Port-au-Prince. Bonnet rapporte qu’un des membres de cette fameuse commission, qui prétendait avoir obtenu de Boyer la permission de retirer mille gourdes du Trésor, s’autorisa à en prélever un millier de… doublons. « Tout était mauvais chez Christophe, ironise Leconte, sauf ses doublons ! »
Après un contrôle cabalistique et douteux, la commission fit acheminer les fonds du Trésor royal au Cap d’où ils furent embarqués sur le garde-côtes La Mouche, à destination de Port-au-Prince. Comme le fait judicieusement remarquer Leconte, il est évident qu’entre l’estimation d’Inginac, secrétaire général du gouvernement de Boyer, et celle avancée par les autres auteurs, «la différence que l’on peut mettre sur le compte de ce qui en fut pris par les chefs insurgés est trop grande pour être raisonnablement admise. Cependant, il est bon pour l’honneur de la vérité, que l’on ne s’arrête pas au chiffre de 1,600,000 gourdes accusé par la commission de Boyer comme ayant constitué les fonds du Trésor royal : Christophe n’a pas eu en dépôt moins de 15 à 30 millions de piastres ». (p.430).
À la Citadelle, une tombe fut érigée à la mémoire de Christophe, à l’initiative du président Jean-Baptiste Riché. Quand, sous le gouvernement de Paul Magloire, ce petit monument fut détruit pour être remplacé par une stèle de marbre, on le trouva complètement vide. Les ossements du roi avaient été enlevés un à un par des visiteurs indélicats, qui n’avaient pu résister à l’envie d’emporter un souvenir du grand homme. C’étaient les derniers pillards du royaume. (*)
Selon Vergniaud Leconte, Christophe «ne fit pas périr le père Corneille Brelle dans un cachot de détention publique. Il le laissa à l’Archevêché [rue de Bourbon et des Marmousets (20- L)], ordonna de murer d’une pièce les portes de ses appartements et lui fit servir, chaque matin, une ration d’eau et de cassave. Une huitaine de jours après, le vieillard succomba, laissant à la place où elles furent déposées les rations journalières qui lui étaient apportées». (Henri Christophe dans l’Histoire d’Haïti, p.407) C.D. coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185
cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur (New York) édition du 16 septembre 2020, VOL. L No.36 et se trouve en P. 3 à : http://haiti-observateur.org/wp-content/uploads/2020/09/H-O-16-septembre-2020.pdf