Jovenel Moïse : Suicide politique et mise à risque de son quinquennat

BARRICADES ENFLAMMÉES, PILLAGE ET INCENDIES D’INSTALLATIONS COMMERCIALES

  • Jovenel Moïse : Suicide politique et mise à risque de son quinquennat

Des mois depuis que fusent de toutes parts les mises en garde l’exhortant à mettre fin à sa politique anti-peuple, pro-bourgeoise qu’il a mise en application unilatéralement, en sus de protéger les
dilapidateurs du fonds PetroCaribe contre toute poursuite judiciaire, Jovenel Moïse a vu l’explosion sociale longtemps prédite éclater le mercredi 4 juillet. Durant les deux jours qui suivirent, des barricades enflammées sont érigées simultanément à plusieurs points de la capitale, en même temps que dans les villes de provinces, débordant la Police nationale qui ne pouvait recourir à sa méthode de répression habituelle qu’on lui connaît. Le mouvement de sédition contre le régi- me Moïse-Lafontant s’est intensifié, la journée du jeudi (5 juillet), les jeunes des bidonvilles s’étant déchaînés cotre les entre- prises privées, les banques et les stations d’essence.

En effet, des scènes de violence déclenchées par la décision du régime en place d’augmenter les prix des produits pétroliers et la démolition de maisons de familles proches de la résidence privée du chef de l’État, à Pèlerin 5, pour raison de sécurité, ont donné lieu à des dégâts jamais enregistrés dans l’histoire récente d’Haïti.

Tout a commencé mercredi, après le départ pour la Jamaïque de Jovenel Moïse, accompagné de la première dame, à la tête d’une délégation d’officiels, aux fins de passer la présidence rotative de la CARICOM à son successeur, quand des citoyens, on ne peut plus mécontents, commençaient à réagir avec violence contre l’opération des bulldozers ayant démoli les maisons condamnées par le régime tèt kale. Dès mercredi après-midi (4 juillet), a Pèlerin 5, des barricades enflammées ont été mises en place, coupant l’accès à Laboule, Fermathe et Kenscoff. Déjà on observait des échanges de coups de feu entre des civils inconnus, lourdement armés, avec les militaires de l’Armée de Jovenel Moïse assurant la sécurité de la résidence privée du chef de l’État.Appelés à la rescousse, apprenait-on, sans savoir pour quelles raisons, les agents du CIMO et d’autres brigades spécialisées de la PNH s’étaient arrêtés au ni- veau de Pèlerin 3, tandis que des membres de l’Armée de Moïse assuraient la sécurité de sa maison, échangeant, durant de longues périodes de temps, des coup de feu avec des individus  inconnus.

En ce qui concerne la prudence affichée par les policiers expédiés à Pèlerin 5, avec une importante quantité d’armes de guerre volées à la Police nationale, en 2016, dont une a été récemment utilisée dans le braquage d’une banque en République dominicaine, au cours duquel un policier dominicain a été tué, il y a de fortes chances que ces agents des forces de l’ordre aient eu une certain crainte à affronter des hommes mieux armés qu’eux. Surtout que, ces temps derniers, les munitions soient devenues rares, faute de ressources pour approvisionner la PNH. Il semble que l’intensité des  échanges constatés au théâtre de l’opération, qui s’est développé à Pèlerin 5, dans le cadre de la
défense de la résidence officielle du chef de l’État, ait tenu en respect les policiers réguliers. Puisqu’aucune arrestation n’a été effectuée ni d’arme saisie dans la région de Pèlerin.

Si le bilan des dégâts qui ont été perpétrés dans les villes de provinces, durant les deux jours de saccage, reste encore à établir, à Port-au-Prince, les secteurs commercial, bancaire et hôtelier surtout ont été livrés au pillage systématique, certaines entreprises privées et des concessionnaires de voitures, surtout sur la Route de l’Aéroport, ayant été, à leur tour, victime d’incendies. Étant devenue, depuis déjà plus de dix ans, le poumon économique de la capitale, au détriment du centre-ville, la commune de Pétion-Ville a été rudement touchée.

En effet, deux hôtels ont enregistré des pertes énormes, non en termes de dégâts infligés aux  immeubles, mais suite à des véhicules incendiés qui se trouvaient dans leurs parcs de stationnement. Il s’agit de l’hôtel Oasis et de Best Western, ayant respectivement pour actionnaires majoritaires les frères Deeb et Handal. Mais la Capital Bank a été terriblement saccagée et vandalisée. Même chose pour la Unibank qui a eu deux de ses succursales saccagées. On rapporte qu’une d’entre elles,située à Delmas, a eu un de ses coffres-forts emportés par les pilleurs. Et si l’hôtel Kinam n’a pas essuyé des dommages, plusieurs véhicules qui se trouvaient en stationnement en face ont eu les pare-brises et les vitres cassés. Il semble que Best & Western et Oasis aient eu des dommages liés aux fumées qui
étaient alimentées par des pneus enflammés ayant été déposés aux alentours.

Les frères Deeb ont également connu des pertes infligées à Apollo Motors dont ils sont les  concessionnaires, distribuant plusieurs marques de véhicules, y compris une motocyclette de fabrique russe. Distributeurs également de produits « Bon Goût » (lait évaporé) et autres produits importés, deux de leurs dépôts auraient été pillés. Apollo Motors ainsi que Behrman Motors avec au moins trois autres concessionnaires ont été victimes de vandalisme et d’incendies.

Quant à Stanley Handal, co-propriétaire de MSC Matériaux de construction (du genre Home Depot, aux États-Unis) avec ses frères Mike et Chris, a eu les stocks de toutes les marchandises saccagés et emportés par les pillards. D’autres entreprises privées ont été mies à sac, à Pétion-Ville, y compris une école de danse.

Par ailleurs, l’immeuble principal de la Sogebank, situé à Delmas 23, a essuyé de violents coups de pierres, comme en témoignent les fenêtres en vitres cassées jusqu’au niveau supérieur. Contrairement à la Unibank, dont deux succursales ont été saccagées, celle-là a été l’objet d’une seule attaque.

Les frères Boulos ont été parmi les plus affectés par ces actes de violence. Puisque trois de leurs magasins DeliMart, situés à Delmas 30, Delmas 32 et à Clercine ont été pillés complètement, en sus de leur local de concession d’autos où plusieurs véhicules ont été incendiés ou ont eu les vitres brisées.

Jovenel Moïse a plusieurs catégories de mécontents sur le dos
Les émeutes, qui ont dégénéré en un véritable pogrom contre le secteur des affaires, sont la résultante d’une série de décisions de l’Exécutif par lesquelles il affiche son souverain mépris pour le peuple, ignorant totalement ses revendications; se liguant avec la majorité dans les deux Chambres législatives pour faire entériner ses quatre volontés; et, au besoin, s’allier aux couches aisées du pays pour imposer ses choix à la majorité.

Cette tendance s’est répétée tout au long des 17 mois de gestion de M. Moïse, que ce soit dans l’élaboration du budget, l’achat de matériels lourds ou la mise en branle de sa Caravane pour le changement; ou encore faisant la sourde oreille aux revendication des ouvriers de la sous-traitance réclamant un salaire décent; les appels des enseignants réclamant leurs arriérés de salaire; ou bien le silence des policiers et du personnel diplomatique et consulaire gémissant en silence face à la mauvaise foi des dirigeants insistant à refuser de leur verser des mois de salaires dus. Ajoutée à ces catégories la masse des chômeurs, des affamés ou des filles et filles d’Haïti observant l’Exécutif et le Parlement se la couler douce au détriment de la caisse publique; ou se liguant pour faire échec à toute
démarche visant la poursuite des dilapidateurs du fonds PetroCaribe. De toute évidence, la récupération de USD 3,8 milliards $ détournés de ce compte aurait permis au gouvernement de changer  complètement la vie des citoyens et le visage physique du territoire, grâce à une gestion rationnelle des fonds récupérés.

Toutes les catégories sociales concernées par ces différents griefs sont mobilisés, ouvertement ou secrètement, pour crier : « Abraham dit c’est assez ». Tout cela constitue une bombe à retardement que la gent au pouvoir, particulièrement Jovenel Moïse et son équipe rapprochée ont totalement méconnue. Comme toute bombe a besoin d’un détonateur pour s’amorcer, la colère du peuple, trop longtemps en
veilleuse, a trouvé la démolition des maisons de familles voisine du président haïtien et l’augmentation du prix des produits pétroliers comme détonateur pour traduire les revendications populaires en actes de violence et pillage de ce qui, aux yeux de ceux qui n’ont rien à perdre, constituent leurs oppresseurs et ceux qui conspirent à les enfermer dans la misère, le dénuement, la maladie et le chômage.

Une nouvelle stratégie introduite dans la lutte
Dès vendredi, les grévistes avaient pris le contrôle de la rue. Grâce à la mise en place d’une multitude de barricades enflammées à travers la capitale, ainsi que dans les villes de provinces, mettant les forces de l’ordre dans l’impossibilité de se retrouver à plusieurs endroits en même temps, car manquant de suffisamment d’effectifs pour couvrir les différents foyers d’agitation en même temps.

Une autre « arme nouvelle » introduite dans l’affrontement forces de l’ordre-grévistes est bien l’huile répandue sur la chaussée empêchant la circulation de véhicules et de motocyclettes. Par exemple, cette stratégie a été appliquée sur la route du Canapé Vert, qui a été recouverte d’une couche d’huile. Tout véhicule qui ose s’y aventurer aboutit tout droit dans le fossé d’à côté.

Dans les milieux proches des grévistes, on affirme que cette tactique s’est révélée si efficace qu’elle sera utilisée dans d’autres zones de Port-au-Prince.

Les événements des 6, 7, 8 juillet n’ont rien changé
Les derniers événements déclenchés par des couches sociales démunies, qui ont pratiquement ruiné des entreprises florissantes, tout en poussant les propriétaires au bord de la faillite, ont mis les
dirigeants face à leurs vulnérabilités. Le fait par l’administration Moïse-Lafontant de revenir sur leur décision d’imposer l’augmentation des prix des produits pétroliers prouve clairement qu’elle n’était pas nécessairement obligée d’appliquer cette solution. D’autant plus que d’autres propositions ont été faites aux responsables.

Des voix autorisées ont suggéré au pouvoir en place de récupérer les taxes et impôts qui échappent via la frontière-passoire, et qui pourraient s’élever à USD 400 millions $ l’an. D’autres ont poussé à la roue pour que l’action publique soit mise en mouvement contre des ex-Premier ministres, ministres et hauts
fonctionnaires de l’État chargés de la gestion du fonds PetroCaribe, mais qui l’ont dévoré à belles dents.

Mais le président Moïse, au lieu de mettre à profit une telle stratégie, s’est érigé en protecteur des voleurs, ignorant que les bailleurs de fonds traditionnels d’Haïti, qui auraient pu voler au secours du gouvernement en butte à un lourd déficit budgétaire, se sont gardés d’intervenir, comme c’était le cas, dans le passé, car mécontents du fait que les autorités haïtienne ne font rien pour demander des comptes aux dilapidateurs du fonds Petro-Caribe.

Tous les membres de L’Exécutif, du président Jovenel aux secrétaires d’État, ont été paralysés par la terreur provoquée par ces émeutes, au point de passer plus de vingt-quatre heurs sans contact avec le pays. Il semble que certains ministres et des membres de familles proches de la présidence aient eu le temps de prendre les dispositions pour se faire évacuer du pays. En tout cas, l’ex-président Michel Martelly, qui se trouvait déjà à Miami, Floride, avec sa femme et son fils aîné et sa famille, comprenant
que c’était la fin du régime Moïse, a dépêché un avion privé pour faire sortir sa famille rapprochée de l’aéroport de Port-au-Prince après qu’elle eut été transportée jusque là par un hélicoptère parti la chercher à la résidence des Martelly située sur les Côtes des Arcadins, proche de Montrouis, sur la Nationale numéro 1.

La panique qu’a connue l’équipe au pouvoir, face à ces événements porteurs de malheurs, n’a incité aucun changement chez l’équipe au pouvoir.

En effet, sorti du trou où il s’était réfugié, tandis que passait l’ « ange exterminateur », Jack Guy Lafontant (toujours Premier ministre ?) s’est adressé à la nation pour dire que l’augmentation des prix des produits pétroliers est maintenue et que les grévistes doivent cesser leur pillage afin de donner au gouvernement le temps d’exécuter son pro- gramme. Soient, dit-il, la création de 4 000 kilomètres de route au rythme de 1 000 par an, et ajoutant les progrès réalisés dans le reboisement. Il n’a pas raté l’occasion pour annoncer, en passant, que son gouvernement travaille sérieusement dans la lutte
«contre la corruption ».

D’aucuns se demandent comment expliquer le fait que le gouvernement soit dans l’impossibilité de payer les arriérés de salaires aux enseignants, aux policiers ainsi qu’aux agents consulaires et diplomatiques, alors que Lafontant promet 4 000 kilomètres de route dans l’espace de quatre ans ? Ou bien pourquoi la Caravane du changement s’est immobilisée sans aucune date de relance, alors que le pouvoir annonce de nouveaux projets pour lesquels les sources de finance- ment n’ont pas encore été trouvées ni même identifiées. De toute évidence, l’Exécutif ne va pas cesser de mentir au peuple haïtien de si tôt.

Prenant la parole, à son tour, sortant de sa cachette, le président Moïse, s’adressant à la nation a déclaré être à l’écoute de ses concitoyens, insistant pour dire que l’augmentation des prix de l’essence est retirée et qu’il est maintenant temps que le peuple rentre chez lui.

Répondant à cette invitation du chef de l’État, les secteurs concernés ont déclaré qu’ils ne sont plus intéressés à l’annulation de la hausse des prix, car désormais ils exigent « la démission sans condition » de Jovenel Moïse.

Un programme pour casser le mouvement de l’opposition
Jovenel Moïse imagine se donner les moyens pour casser le mouvement de l’opposition, ayant décidé de corrompre certains secteurs engagés dans la mobilisation contre son gouvernement. S’il dit n’avoir pas les moyens de payer les dettes de l’État envers les policiers, les enseignants et le personnel diplomatique et consulaire, à qui le gouvernement doit des millions de dollars de salaires jusqu’ici non payés (et plusieurs mois de loyers sur les installations diplomatiques et consulaires d’Haïti), il trouve
toutefois des ressources pour compenser des personnes qu’il réussit à décourager de participer au mouvement.

Selon le sénateur Patrice Dumont, trois chèques totalisant 117 millions de gourdes auraient été  distribués pour persuader des individus à supporter le gouvernement en faisant des déclarations publiques. On laisse croire qu’un chèque de 30 millions de gourdes aurait été remis à un syndicaliste pour l’inciter à renoncer au mouvement.

On apprend, par ailleurs, que le président Moïse, en compagnie de sa femme, a rencontré des policiers en aparté, leur promettant monts et merveilles pour qu’ils sévissent contre les manifestants.

Dans le même ordre d’idées, des véhicules sans plaques à bord desquels circulent de personnes se déguisant en policiers ayant pour mission d’attaquer les manifestants.

On ne sait vraiment comment tout cela va aboutir, surtout que certaines personnes ont déclaré qu’elles seraient prêtes à toucher l’argent distribué à cette fin tout en ignorant la demande du pouvoir.

En décrétant la hausse des prix des produites pétroliers — alors qu’une telle décision n’était pas nécessaire —, pour faire marche arrière face à la mise en demeure des forces d’opposition sous forme de dégâts matériels provoqués contre le secteur des affaires, Jovenel Moïse a perdu le contrôle du pays. Dès lors, il met en péril son quinquennat. Quoiqu’il fasse et dise, après coup, il ne pourra renverser la vapeur.

 

 

 

 

 

 


cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 11 juillet 2018 en P. 1, 2, 9, 15  et se trouve à : http://haiti-observateur.org/wp-content/uploads/2018/07/H-O-11-juillet-2018.pdf