Le père de la “Révolution de 1946” nous a quittés

Sans tambours ni trompettes, Théodore Baker nous a laissés. Il le voulait ainsi, contrairement à sa stature de colosse. Il reste pour beaucoup de compatriotes le père du Mouvement de 1946, une contestation de jeunes, la seule de toute notre histoire à avoir aboutit à la chute d’un gouvernement, celui d’Élie Lescot. Et fait rarissime, sans qu’un seul coup de fusil ne soit tiré. 65 ans plus tard, on en parle encore et l’énigme demeure avec toutes les contradictions émanant de ce « singulier petit pays ».
Âgé de 19 ans à l’époque, il habitait au numéro 32 de la Rue Elloy Alfaro (Ruelle Roy), qui servait aussi de siège social au journal La Ruche, point de ralliement des jeunes contestataires de ces premiers jours de janvier 1946, plus connus sous le vocable des « Glorieuses ». Théodore Baker fut, avec ses compagnons et amis Laurore Saint-Juste, René Depestre, Jacques Stephen
Alexis, Gérard Chenet, Claude Najac, Jean Dessé, Ulysse Pierre-Louis, Arnold Hérard, Henry Stines, Victor Gilles, Georges Beau fils, Lucien Daumec, Emmanuel Lafond, Beaumanoir Prophète, Adrien Westerband, Camille Louis, Emmanuel Mom point, Léonie Madiou, Nicole Roumain, Luce Depestre, Jean François, Carlo Anglade, Max Sam… parmi les principaux
leaders de cette révolution sociale qui façonne encore pour le meilleur et pour le pire la nouvelle Haïti. Pour la première fois dans l’histoire de ce pays, les portes de l’administration publique allaient s’ouvrir au plus grand nombre. L’accession de Dumarsais Estimé à la suprême magistrature de l’État, quelques mois plus tard, est bien l’illustration de cette nouvelle
donne qui honore Théodore Baker et ses compagnons de route d’alors, tout en préfigurant l’émancipation de nos congénères de l’Alma Mater et surtout la lutte acharnée menée sous l’égide de Martin Luther King jr et Nelson Mandela, quelques décades plus tard, dans leurs pays respectifs. Comme le répétait Théodore Baker, lors d’un entretien, « 1946 fut principalement la remise en question de la société traditionnelle dans laquelle nous vivions. Nous étions très jeunes, et des opportunistes de toutes allégeances ont commencé à parler de Révolution en revendiquant la paternité ».

Théodore Baker laisse à la postérité plusieurs ouvrages dont Les mensonges de Gerald Bloncourt où, en polémiste avisé, il croise le fer avec son ex-compagnon, de nombreux pamphlets anonymes qui servaient la cause de l’émancipation du peuple haïtien et un ouvrage posthume : Un adolescent défend la cité. Pendant la longue période de la dictature des Duvalier, il ne désarma point et publia principalement dans les quotidiens Le Nouvelliste et Le Matin de nombreux articles qui reflètent « l’idéal de 1946 » que des nageurs en eaux troubles vidaient sans aucun raffinement de son sens véritable.

Son dernier article: « O Mejico Lindo », a été publie dans les colonnes d’Haïti-Observateur, en 2008. Travailleur infatigable d’une honnêteté très rare dans le milieu et qui a fait fortune avec sa femme dans leur commerce de la rue des Magasins de l’État, il eut la sagesse de fuir la politique active comme la peste. Il refusa avec élégance l’offre de bourse d’études à la Ville Lumière que lui suggéra le major Paul Magloire, alors membre exécutif de la Junte militaire et ministre de l’Intérieur, après le départ précipité pour l’exil de l’ex-président Élie Lescot.

Quoique licencié en Droit, il n’a jamais pratiqué et voire occupé une fonction dans l’administration publique haïtienne, mais constatait avec beau coup d’amer tu me la faillite du Mouvement qu’il avait forgé et les dérives flagrantes de son pays. Théodore Baker n’a heureusement reçu aucune distinction des gouvernements apatrides qui se succèdent au pouvoir depuis 1946, mais il était fier quand l’homme de la rue lui pressait la main avec révérence.

Comme nombre de ses compatriotes arrivés à un âge certain, Théodore Baker affronta des problèmes de santé. Opéré à la vessie par les docteurs G. Palomino et Jose Luque, à la ville de Maracay (Venezuela), ses douleurs cessèrent et il eut un répit de quelques années. Il arpenta ce beau pays avec son « jeune ami et fils », comme il l’appelait, profita de sa convalescence pour faire une véritable immersion dans l’histoire et la culture du pays de Miranda et de Bolivar. Il tomba aussi en amour avec les Vénézuéliennes et regretta de n’avoir connu dans sa jeunesse cette terre plus douce que le miel. Théo ne reculait jamais devant la grâce et la beauté. Il avait toujours le fin mot pour attendrir les cœurs, déchaîner les passions. Il ne s’agissait pas seulement d’une affaire de sexe : il savourait la conquête comme un jeune de dix-huit ans. Il parlait peu, mais on pouvait percevoir alors, en signe de satisfaction, une certaine noblesse dans l’intonation de sa voix. Sa passion des femmes n’avait d’égale que celle qu’il vouait à son pays. Homme élégant, il se souciait énormément de son apparence physique.

Avant de retourner à son pays, il voulut s’assurer face au miroir qu’il se tenait bien droit et marchait d’un pas ferme. Pour s’en convaincre, il allait prendre une petite marche à La Avenida Las Americas, passage flamboyant créé par le président Vicente Gomez, au début du siècle dernier. Tant de précautions afin qu’on ne dise, une fois arrivé à l’aéroport Mais Gâté : « Baker fini ».

Théodore Baker fit le grand saut, le dimanche 17 juillet 2011. Malgré son âge avancé, rien ne laissait présager ce départ subit. Comme tous les matins, il savoura son petit café… et la faucheuse l’emporta peu avant le bain. Un départ en douceur, comme un ange ! Sans aucune souffrance apparente, avec la dignité d’un grand homme. C’est comme si Dieu dans sa clémence l’accueillait aux portes du ciel. Le 22 août dernier, il aurait eu 85 ans.

Nos prières rejoignent celles de ceux et de celles qui resteront fidèles à sa mémoire, ceux qui pleurent un père, un frère, un compagnon, un ami inoubliable, un patriote intégral qui croyait jusqu’à la mort au destin de grandeur du pays de Dessalines et de Pétion, un vrai quarantesizard toujours fier et altier face à l’adversité, quel qu’en soient les conséquences. Haïti-Observateur leur présente ses sympathies les plus sincères

cet article est publié par l’hebdomadaire Haiti-Observateur, édition du 31 août 2011 et se trouve en P. 13 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2018/06/H-O-31-aout-2011.pdf