Le système Poutine et le Diplomatique : une analyse onto-structurale par Dr Gérard Kennedy Alcius
Que ce soit au niveau de l’ouvrage que nous avons consacré à cet effet ou aux articles que nous avons suggérés à nos lecteurs en ce domaine, toujours il nous a paru crucial de faire ressortir l’importance capitale qu’il y avait à réellement construire, lorsque question d’analyser des évènements diplomatiques, des modèles théoriques puissants et solidement équipés de l’outillage gnoséologique propre à engendrer un pouvoir explicatif décisif sur son objet. Car les instruments intellectuels capables de produire un savoir véritablement explicatif, relativement aux phénomènes diplomatiques, existent bel et bien et c’est à l’élaboration de ces outils intellectuels très performants que nous nous sommes employés dans notre ouvrage sur le Diplomatique.
La construction d’outils gnoséologiques réellement pénétrants sur leur objet, en plus de nous permettre d’accéder à des niveaux de compréhension et d’intellection des phénomènes bien supérieurs aux frileuses ébauches imprécises et schématiques habituellement proposées dans ce domaine, nous permet également d’éviter toute cette locution ad vitam aeternam sur les phénomènes diplomatiques – discussion de salon qui remplit au quotidien nos pages médiatiques : ces interminables commentaires journalistiques qui en bout de parcours nous laissent plutôt démunis quant au sens et à l’essence des séquences diplomatiques survenues.
Le Système Poutine (niveau diplomatique) et le Régime Politique Russe représentent des exemples assez spectaculaires du principe dans un premier temps indépassable selon lequel la violence est fondatrice. Toutefois et si la violence est effectivement fondatrice dans un premier temps, il n’existerait pas de civilisation digne de ce nom si la violence n’était pas toujours en partie dépassée vers des formes originales de résolution sacrée des antagonismes violents : un dépassement nécessaire vers des formes lourdes de reconversion en faisceaux de rapports positifs des antagonismes violents (vers l’intérieur comme vers l’extérieur).
Mais pour comprendre le Système Diplomatique Poutine et la façon dont il risque de se comporter envers les États et organismes extérieurs qui composent son environnement, disons «naturel», il faut d’abord construire un modèle plus précis et plus complet des composantes essentielles de ce Système. Le vecteur Violence première et directe constitue à n’en pas douter la première composante du Système Poutine : un pouvoir politique fondé sur la concentration du pouvoir, le monopole absolu de la contrainte physique ainsi que sur la possession des armes les plus puissantes et les plus destructrices. Et donc une tangente diplomatique qui s’exerce originellement selon la loi du plus fort, le jeu de la menace ou encore l’exigence d’une soumission. Un Système diplomatique fondé largement sur la puissance et non sur la légitimité ou la légalité.
Mais ce premier vecteur déterminant s’exprime également au travers d’une histoire, d’un héritage et d’une culture : c’est là qu’il faut chercher les clefs relativement aux modes d’échange, de coopération et d’amitié qui vont caractériser le style particulier du Diplomatique Russe. Il y a d’abord, derrière le système politique russe, l’opacité de l’aventure soviétique. L’expérience soviétique est l’imposition violente d’une idéologie politique très pesante, mais très puissante (le communisme marxiste) et qui participât de manière déterminante à la mise en forme spécifique du système politique soviétique : dans la mesure où il a été formé par le KGB, une officine typiquement soviétique, Vladimir Poutine est un produit et un héritier direct de ce système idéologique historique. Un premier penchant diplomatique marqué donc, dans la mesure où du temps de l’Union soviétique on avait développé le réflexe automatique de protéger et de soutenir allègrement tous les régimes dits socialistes, communistes ou marxistes : une voie que n’a jamais vraiment désertée le Diplomatique Russe, que ce soit dans ses liens avec le Venezuela, l’Algérie, Cuba ou même la Corée du Nord par exemple. Mais ces relations diplomatiques et politiques, aussi stables puissent-elles être et apparaître, demeurent largement fondées par la négative : soit protéger des régimes menacés de l’intérieur comme de l’extérieur, transférer des armes à des régimes oppressifs (même si l’Occident le fait aussi, et de là), assurer la sécurité et la pérennité de ces régimes, empêcher les puissances impérialistes d’élargir leur sphère d’influence, etc.
Dans un deuxième temps, il ne faut pas mésestimer le fait que toute cette accointance idéologique a quand même engendré, selon les cas, des ébauches d’amitié, de confiance et de coopération avec les pays concernés. Le Système Poutine actuel n’exclut nullement la genèse de rapports authentiquement positifs envers des régimes politiques et des peuples puisant aux mêmes déterminants politiques, surtout lorsque le Système de Référence Poutine arrive à fonder ces liens de confiance relatifs sur des composantes culturelles compatibles et éprouvées : liens idéologiques et culturels avec le géant chinois, liens idéologiques et culturels avec certaines républiques anciennement soumises à l’influence soviétique, liens idéologiques et culturels avec des expériences politiques différentes, mais compatibles sous certains aspects avec le régime russe comme l’expérience iranienne par exemple.
Toutefois et s’il est certain que le Diplomatique Russe/Poutine repose davantage sur le «néant» que sur «l’être», c’est dans la zone grise du «demi-être» ou de «l’être-en devenir» qu’il ait su développer ses échanges diplomatiques les plus féconds ou à tout le moins ses échanges diplomatiques les plus réguliers : soit des relations diplomatiques, avec tant de pays, fondées sur les principes du réalisme politique et de l’expansionnisme stratégique modéré. Face à la communauté internationale, face aux organismes internationaux (OMC par exemple), face au Conseil de Sécurité … le système Poutine sait faire preuve d’un réalisme fonctionnel très solide, mais d’un réalisme «minimaliste, plat et basic» toujours très prudent et très contenu, puisque non solidement fondé sur l’amitié sincère, la confiance profonde et réciproque et la coopération véritable. Ontologiquement parlant, le Diplomatique Russe n’est pas fondé dans une densité ontologique assez forte pour entraîner une adhésion authentique à des formes de coopération et de diplomatie plus «fusionnelles», mais qui exigent une forte concentration des essences relationnelles ontogénétiques – comme pour tout ce qui touche au droit international par exemple (convention sur les droits de la mer), aux conventions sur le droit des populations civiles, le droit des réfugiés, les droits sociaux, etc.
Le diplomatique russe se prête plutôt mal aux relations multilatérales et aux plateformes multidimensionnelles de négociation : le système Poutine est «formaté» pour l’approfondissement de relations bilatérales. Malgré son aspect stratégique et expansionniste évident, le Diplomatique Russe demeure quand même biaisé, dans ses échanges diplomatiques avec l’extérieur, en fonction d’un socle culturel et de codes culturels/symboliques qui le traversent de fond en comble. On pourrait penser aux relations de la Russie avec le Canada ou la Finlande, teintées dans leur texture par des codes et des «inducteurs d’essence» au niveau culturel – civilisations nordiques, expériences et valeurs partagées, imaginaire commun, etc. On pourrait également penser aux liens actuels entre la France et la Russie : parce qu’il a su puiser et s’inspirer de codes culturels éprouvés entre les deux pays, parce qu’il a su pénétrer la substance de la culture slave et de ses schèmes essentiels, parce qu’il a su «jouer» sur les impératifs moraux emportés par l’éthos culturel russe … Emmanuel Macron a su construire un faisceau de confiance et de coopération dynamique assez originale et prégnante avec l’univers russo-poutinien. Des fondations diplomatiques précieuses pour qui espère avancer dans le dossier ukrainien, pour qui espère désamorcer la crise historique entre la Russie et l’OTAN, pour qui espère approfondir les liens de toute nature entre les deux pays (les échanges culturels, les projets de développement, les transferts de technologie, les projets industriels lourds, la circulation des personnes, la résolution des conflits internationaux, etc.). Le système politique russe peut se montrer «fidèle et fair-play» envers ceux qui lui font preuve et ce, sans arrière-pensée négative et sans préjugés «prédigérés», d’une authentique ouverture d’esprit.
Le Système Politique Russe est dans la plus pure tradition des tenants et aboutissants de l’âme russe : il se déploie aisément dans des structures politiques largement empreintes de paternalisme spirituel, d’organisation hiérarchique de la vie collective, de structuration verticale des modalités d’enchaînement de toutes les formes de pouvoir, de faisceaux de commandement lourdement teintés d’autoritarisme … un socle de civilisation solidement ancrée et que contribue évidemment à fortifier le régime politique russe actuel. Une Âme, un Code, une Forme, une Fibre et une Structure … qui toutes colorent profondément et déterminent de manière décisive l’entièreté des faisceaux, des orientations, des stratégies et des lignes directrices qui définissent au quotidien le Diplomatique Russe – comme la compatibilité foncière du Diplomatique russe avec des régimes politiques coulés dans le moule autoritaire (Algérie, Syrie, etc.).
Notre intention n’est pas de passer sous silence la lourde dérive autoritaire qui caractérise le mode d’exercice du politique tel qu’il est pratiqué par Vladimir Poutine ou même par l’ensemble des appareils politiques et administratifs russes … mais de déconstruire/reconstruire les lignes de force ainsi que les vecteurs essentiels qui confèrent au système diplomatique russe sa consistance spécifique. L’âme russe demeure ténébreuse et nihiliste ; elle souffre d’un complexe d’infériorité par rapport à la culture occidentale ; elle ne connaît pas de demi-mesure entre la soumission et la domination ; elle ne fait pas confiance à la nature humaine et se méfie de la liberté et de la démocratie ; elle ne croit pas à ces grandiloquentes avancées auxquelles on associe trop facilement les idées de civilisation et de progrès. La culture slavophile, contrairement à la culture occidentale, demeure imprégnée de paganisme et même revendique cet héritage singulier : des êtres déchirés et passionnés qui malgré leurs élans régressifs savent mieux que les Occidentaux retrouver le sens de la fête et de la communion. Une culture qui produit des œuvres comme les«possédés (Dostoievsky)» ou les «âmes mortes (Tchékov)» ne peut pas entretenir des relations diplomatiques pauvres et mitoyennes avec ce qui entre en contact avec elle : contrairement à la consistance doucereuse, pondérée et chambrée de la culture occidentale, encline aux échanges diplomatiques calibrés et amicaux.
Évidemment, et ceci concerne tous les États-nations existants, le Système-Monde est devenu tellement complexe et la globalisation a tellement radicalement envahie même les espaces/temps culturels et politiques les plus reculés … que tous les États ont été forcés d’emprunter une voie plutôt «réaliste» dans leurs relations diplomatiques avec l’extérieur : le Diplomatique infiltre désormais toutes les dimensions du Réel, mais les entreprises diplomatiques extrêmes se heurtent rapidement aux intérêts eux-mêmes complexes et multéiformes (polyformes) des autres États engagés – ce qui impose une ligne réaliste à tous les participants prenant part à l’aventure. Ce n’est pas une voie «naturelle et spontanée» pour le Système Diplomatique Poutine mais les impératifs d’une gouverne mondialisée répondant aux normes et instrumentations internationales se font de plus en plus pesants et insistants.
cet article est publié par l’hebdomadaire Haiti-Observateur New York, édition du 9 septembre 2020, VOL. L No. 35 et se trouve en P. 12, 13 à : http://haiti-observateur.org/wp-content/uploads/2020/09/H-O-9-sept-2020.pdf